MC BAREN - Plumcake

Il pleut. On voit, par la bow window du salon, la bruine tomber doucement sur un petit coin de pelouse impeccablement tondue, qui sert de jardin ; la rue déserte et la même maison, en face. Les rues anglaises n’ont qu’un seul côté, l’autre est un miroir.

Nous sommes à Pâques, en 1973, dans une petite ville du Kent.  Et cela sent d’abord l’herbe coupée, qui gonfle de moisissure, sous des averses tièdes.

Je suis en séjour linguistique dans une famille, très gentille, et j’ai 13 ans. Je ne comprends qu’un mot sur quatre de ce que mes hôtes, David et Jane, tentent de me dire. Qu’ils ont été épiciers, qu’ils sont à la retraite. Qu’ils sont contents d’avoir un enfant chez eux. Je m’ennuie ; doucement, comme il pleut, et je puise dans les détails de quoi meubler le temps. Sur le buffet, on voit une photo noir et blanc de David, en uniforme, après le débarquement ; de Jane, à bicyclette.

La maîtresse de maison a juré qu’elle ferait découvrir à « her little frenchman » les immenses qualités de la cuisine anglaise. Elle me gave de « jellies » rose fluo, qui tremblottent à n’en pas finir dès qu’on les effleure de la cuiller ; de « custard » épaisse et jaune au fort goût de vanille ; de cakes, surtout, riches et gluants, truffés de cerises confites et de raisons de corinthe.

Le tout est fait maison. Le « tea » est servi à 5 heures, cotelettes d’agneau épaisses comme des tournedos, garnies de petits pois vert acide gros et durs.  Ou des "pie" aux rognons, assaisonnés de "Brown sauce".

Nous sommes dans l’Angleterre d’avant Thatcher.  Les trade unions tiennent le haut du pavé. A l’hôpital, quand je demande combien je dois pour le soin d’un bobo, le médecin me regarde avec orgueil, le drapeau dans les yeux. « Nothing, Sir, it’s National health service ». Il y a encore une Sécu, des bus à impériales, et douze schillings dans une pound.

Le week-end, nous partons en auto, faire du « sight seeing ». On arrête la voiture au bord de la mer, et assis à l’intérieur, on contemple pendant des heures, sans un mot, la mer grise valser sous des nuages de coton gris. Puis on rentre, sous la pluie.

La journée, j’erre dans la ville, seul le long des rues vides. J’ai froid, souvent ; je m’ennuie. Dans ma tête, pour me distraire, je répète sans cesse les phrases entendues, en essayant d’en reproduire très exactement la musique. « Yes indeeeeeeeed… ».. Cela me vaut encore aujourd’hui un excellent accent  qu’on dit oxfordien, et qui n’est que pré-thatchérien.

 Je termine dans des « bingos » où de veilles anglaises hurlent et rient, pour la bouilloire qui sert de prix à leur jeu. Je regarde les filles, je n’ose.

J’aborde une superbe blonde, qui doit avoir 8 ans de plus que moi, je tente de lui débiter un poème en anglais. « You are the sunshine…». Je suis ridicule. Elle rit. J’essaie de l’embrasser de force, comme Gary Cooper dans les films. Elle s’échappe. Pire, elle rit de nouveau, et loin de me gifler, me dépose un tout petit baiser sur les lèvres, avec  commisération et tendresse. « Sweet little frenchman ».

J’ai les tripes arrachées, et une énorme envie de pleurer qui me plie en deux.

Charlebois le chantera bien plus tard : « 13 ans, 13 ans… ni p’tit, ni grand »…

Mais j’aime le soir. Vers 21h30, pour le high tea, devant la télé BBC à laquelle je ne comprends presque rien, Jane dépose des crackers salés, avec un peu de Stilton dessus ; m’attire vers le buffet avec un œil complice, et me verse un tout petit peu de son « vin d’orange », qu’elle garde dans un carafon peint. Un Français a droit a du vin, bien sûr, et elle quête mon approbation, quant à la qualité de sa liqueur.

Surtout, elle prépare ses cakes, en cuisine. Et David allume sa pipe. C’est l’heure de l’odeur. Je ne l’oublierai pas.

Le petit salon cosy s’emplit d’un parfum mélé,  de tabac, de raisons de corinthe mis à gonfler dans du rhum, et cuit longuement au four, de foin mouillé qui se glisse par la bow window, et de temps qui passe, monotone et paisible…

 
J’ai fini mon bol. Nous sommes en septembre 2014. Il pleut. La femme que j’aime me rejoint sur le balcon. « Tu ne viens pas te coucher ? ».

Puis elle renifle, étonnée. « Tu fumes quoi ? », demande-t-elle. « Un aro… ?!!! ». Elle renifle encore, parle de raisins secs, de rhum. De subtilité.

« C’est quoi ? Il doit être excellent ».

Du Plumcake, de chez Mac Baren.

« C’est très exactement l’odeur de mes soirées, à 13 ans, dans le Kent , que je viens de retrouver.» Décidément, j'ajoute, c’est bizarre. Quand je ne fume pas des Anglais, je fume de l’Angleterre…

Elle rit, me dépose un baiser espiègle, mutin même sur les lèvres. « Tu viens te coucher, mon petit anglais ? ».

Et je me dis, en la rejoignant, qu’il faudrait que je fasse une revue, peut-être peu conventionnelle et surement trop longue, pour parler quand même de ce tabac que j’aime ; d’un « aro », oui : de son parfum mêlé  de tabac léger, de vin d’orange, surtout de raisons de Corinthe mis à gonfler dans du rhum puis longuement cuits au four, et de la touche de foin mouillé qui se glisse près du cake : mais le tout lointain et discret comme un ennui très doux,  comme le temps qui passe, comme une nostalgie.

C'est très beau, très vrai et très nostalgique. Magnifique cher Mareste, que dire d'autre ? Je voyais les images au fur et à mesure que je te lisais, merci beaucoup.

Chouette revue l'ami, très bien écrite, c'est un festival en ce moment !
C'est beau... et me donne envie de fumer les quelques brins de Plumcake qui me restent... encore un fameux aro au latakia d'ailleurs si je ne m'abuse...

Ben oui, bravo. Le Plumcake comporte du Burley, du Cavendish, du Latakia, et du Virginia.
Mais franchement, pour trouver le parfum du Latakia, dedans, il faut chercher loin.
Disons que cela ajoute comme une odeur de thé légèrement fumé, au delà du cake aux raisins...

Magnifique petit morceau, j'adore.

Et je testerais bien, septembre semble propice aux virements de bord...

Si en plus la revue m'est dédiée, je me sens drôlement flatté, on sent l'odeur du vrai lettré dans ces lignes

Munch a écrit:Si en plus la revue m'est dédiée, je me sens drôlement flatté, on sent l'odeur du vrai lettré dans ces lignes

Mais vous en êtes un autre, mon cher lézard...

Les cottages alignés, les haies d'aubépines... Bref, des souvenirs so British !

Très plaisant à lire, merci pour le partage.

Moi je n'ai qu'une chose à dire, faire vibrer ma corde anglophile pour vanter les mérites de son tabac c'est à la limite de la malhonnêteté ! 

Magnifique texte qui me rend d'autant plus nostalgique que je n'ai connu cette Angleterre que dans mes livres et que je ne la connaitrai jamais, félicitations !

Magnifique, vraiment !  Je ne sais quels mots utiliser à la fois pour te témoigner de la gratitude et en même temps exprimer la fierté de savoir que c'est avec nous que tu partages ces petits joyaux !

Je suis fan !

Mareste a écrit:

J’aborde une superbe blonde, qui doit avoir 8 ans de plus que moi, je tente de lui débiter un poème en anglais. « You are the sunshine…». Je suis ridicule. Elle rit. J’essaie de l’embrasser de force, comme Gary Cooper dans les films. Elle s’échappe. Pire, elle rit de nouveau, et loin de me gifler, me dépose un tout petit baiser sur les lèvres, avec  commisération et tendresse. « Sweet little frenchman ».

C'est génial Mareste, c'est tellement imagé qu'on ne peut que revivre de vieux souvenirs ! 
Tu écris avec beaucoup de sensibilité et comme Lyghty, je suis fan !

Concernant l'anecdote avec la jeune fille je repensais à ce français plein de hardiesse qui essayait de lui fixer un rancart et la demoiselle ne le trouvant pas à son goût lui dit dédaigneusement : Never ! Never ! et lui sans se démonter : neuf heures, neuf heures et quart, parfait !

C'est beau et émouvant, en plus d'être bien écrit...
Que dire d'autre ?
Merci, tout simplement...

Quelle magnifique histoire! Très beau partage, vrai, sincère...Un grand merci à toi.

Ouh là...   Merci de votre indulgence, et de vos trop gentils commentaires, tout à fait immérités !

Remarque : je viens justement de refumer du Plumcake... Et finalement, ma très douce y a senti, en room note, un léger parfum de "feu de bois dans un temps très clair", planant ente le cake, les raisons secs, le rhum, le foin et la tasse de thé.

De fait... 
Il est là, le Latakia... !

Et je l'ai un peu mieux senti, ce soir, dans une Stanwell, que dans ma Savinelli d'hier.
Mais cela ne fait que rajouter au charme de cet "aro" qui sait si bien jouer les anglais (et réciproquement).

En lisant ton texte j'entendais le tic tac metronomique de la pendule et imaginais le papier peint fleuri. Une belle tranche de vie.

Je m'associe... Grand merci pour ces lignes magnifiques et pour la générosité du partage!

Munch a écrit: je testerais bien, septembre semble propice aux virements de bord...

Cela me revient maintenant.... Si tu veux encore un tabac "bi" - mi aro / mi anglais - il y a aussi le Solent mixture (toujours chez Mac Baren).

Ce tabac se veut le chainon manquant entre les 2 univers ... et le tabac qui sauve ton ménage, au cas où ta tendre et douce n'aime pas les effluves du latakia brut
(à mon avis, comme je l'ai dit quelque part, ici : dans ce cas, il vaut mieux changer de tendre et douce. Mais bon, pour ceux qui veulent persister dans l'erreur, il semble que ce soit une solution : un anglais, mais à la room note adoucie).

Je l'avais goûté il y a longtemps, chez un ami. Et de mémoire, c'était fort bon. Burley, Cavendish, Latakia, Virginia, idem. Nettement plus latakié que le Plumcake, mais également parfumé au rhum.

PS... Je viens d'en commander...

Citation d'un site US : The inspiration for this mixture came to Jørgen Halberg as far back as late 1948, but not until two years later was Solent Mixture fully developed. But exactly what is it that makes Solent Mixture stand out from so many other Latakia mixtures? Back in those early days, most pipe smokers smoked tobacco containing varying quantities of Latakia tobacco. Some mixtures contained up to 60% Latakia tobacco, with the result that these tobaccos were totally dominated by the very strong taste of Latakia and a strong aroma would pervade the room. No doubt many pipe smokers found that their spouses objected to the strong smell of the tobacco and that others in the room found the air to be rather unpleasant. Jørgen Halberg had encountered this problem on numerous occasions, which inspired him to develop Solent Mixture. His idea was to develop a Virginia dominated tobacco with sufficient Latakia content to give the pipe smoker the right taste, but which left a more pleasant air in the room - a compromise between the pipe smoker and his surroundings. In other words, a tobacco where the pipe smoker could enjoy the good taste of Latakia without having to endure jibes about the smell. Today, just as in 1950 when it was first developed, Solent Mixture consists of 9 different Virginia tobaccos that make up 75% of the mixture. The very special flavour comes from the approximately 15% Syrian Latakia tobacco used in the mixture. Latakia tobacco originates from Syria and through all these years Mac Baren has consistently used the original Latakia tobacco, despite the subsequent appearance on the market of cheaper imitations. To conjoin the sweet Virginia tobaccos and the strong Latakia, Jørgen Halberg developed a unique Cavendish. Using an age-old process, dark-fired Kentucky tobaccos were converted into a flavour-intensive Cavendish. Indeed, the Cavendish developed by Jørgen Halberg is the tobacco that today we call “Mac Baren Original Cavendish”. Exactly which tobaccos go into the making of Original Cavendish and how they are processed is a secret.

McHysius a écrit:Je m'associe... Grand merci pour ces lignes magnifiques et pour la générosité du partage!

N'exagérons rien ; mais c'est toujours agréable à entendre ! Merci mille fois, en retour...

se trouve t il en france?

A ma connaissance, non : ni le Plumcake, ni le Solent.

J'ai failli rater ce fil ! Et j'aurais vraiment loupé quelque chose d'exceptionnel, mon cher Mareste.

Ce texte est d'une telle poésie, mêlée de nostalgie, qu'il a provoqué chez moi une émotion profonde.

Merci pour ces si belles lignes... 

Merci à toi, content que cela ait pu t'intéresser.

Je voulais faire une recension de ce tabac que j'aime beaucoup, mais je suis tombé sur ce fil et sur cette présentation romancée, et ma foi, je me verrai mal ajouter quelque chose en dehors du fait que j'adore ce tabac et que je dirais que le latakia n'est quand même pas si discret que ça.
Il y a un autre fil dédié à ce tabac : http://www.alanoblebouffarde.com/t6591-mac-baren-plumcake?highlight=plumcake
Peut-être pourrions fusionner les deux et les ranger dans la bonne catégorie ?
Parce que tabac aromatique... je ne trouve pas que ça soit une bonne description. Certes, il y a du rhum, mais ce n'est pas l'aspect aromatique qui domine loin de là. On est plus près d'un subtil (très subtil je l'admets) mélange anglais.
Ce n'est bien sûr que mon avis personnel sur la question.

J'aime beaucoup ce tabac que j'ai acheté aux états unis. Si j'avais su j'en aurais pris plusieurs boites.

C'est un"English Aromatic" 
j'en ai fumé il y a un bail et n'en garde presque aucun souvenir...